Étoile de la mer voici la lourde nappe
Et la profonde houle et locéan des blés
Et la mouvante écume et nos greniers comblés,
Voici votre regard sur cette immense chape
Et voici votre voix sur cette lourde plaine
Et nos amis absents et nos cœurs dépeuplés,
Voici le long de nous nos poings désassemblés
Et notre lassitude et notre force pleine.
Étoile du matin, inaccessible reine,
Voici que nous marchons vers votre illustre cour,
Et voici le plateau de notre pauvre amour,
Et voici locéan de notre immense peine.
Un sanglot rôde et court par-delà lhorizon.
À peine quelques toits font comme un archipel.
Du vieux clocher retombe une sorte dappel.
Lépaisse église semble une basse maison.
Ainsi nous naviguons vers votre cathédrale.
De loin en loin surnage un chapelet de meules,
Rondes comme des tours, opulentes et seules
Comme un rang de châteaux sur la barque amirale.
Deux mille ans de labeur ont fait de cette terre
Un réservoir sans fin pour les âges nouveaux.
Mille ans de votre grâce on fait de ces travaux
Un reposoir sans fin pour lâme solitaire.
Vous nous voyez marcher sur cette route droite,
Tout poudreux, tout crottés, la pluie entre les dents.
Sur ce large éventail ouvert à tous les vents
La route nationale est notre porte étroite.
Nous allons devant nous, les mains le long des poches,
Sans aucun appareil, sans fatras, sans discours,
Dun pas toujours égal, sans hâte ni recours,
Des champs les plus présents vers les champs les plus proches.
Vous nous voyez marcher, nous sommes la piétaille.
Nous navançons jamais que dun pas à la fois.
Mais vingt siècles de peuple et vingt siècles de rois,
Et toute leur séquelle et toute leur volaille
Et leurs chapeaux à plume avec leur valetaille
Ont appris ce que cest que dêtre familiers,
Et comme on peut marcher, les pieds dans ses souliers,
Vers un dernier carré le soir dune bataille.
Nous sommes nés pour vous au bord de ce plateau,
Dans le recourbement de notre blonde Loire,
Et ce fleuve de sable et ce fleuve de gloire
Nest là que pour baiser votre auguste manteau.
Nous sommes nés au bord de ce vaste plateau,
Dans lantique Orléans sévère et sérieuse,
Et la Loire coulante et souvent limoneuse
Nest là que pour laver les pieds de ce coteau.
Nous sommes nés au bord de votre plate Beauce
Et nous avons connu dès nos plus jeunes ans
Le portail de la ferme et les durs paysans
Et lenclos dans le bourg et la bêche et la fosse.
Nous sommes nés au bord de votre Beauce plate
Et nous avons connu dès nos premiers regrets
Ce que peut receler de désespoirs secrets
Un soleil qui descend dans un ciel écarlate
Et qui se couche au ras dun sol inévitable
Dur comme une justice, égal comme une barre,
Juste comme une loi, fermé comme une mare,
Ouvert comme un beau socle et plan comme une table.
Un homme de chez nous, de la glèbe féconde
A fait jaillir ici dun seul enlèvement,
Et dune seule source et dun seul portement,
Vers votre assomption la flèche unique au monde.
Tour de David voici votre tour beauceronne.
Cest lépi le plus dur qui soit jamais monté
Vers un ciel de clémence et de sérénité,
Et le plus beau fleuron dedans votre couronne.
Un homme de chez nous a fait ici jaillir,
Depuis le ras du sol jusquau pied de la croix,
Plus haut que tous les saints, plus haut que tous les rois,
La flèche irréprochable et qui ne peut faillir.
Cest la gerbe et le blé qui ne périra point,
Qui ne fanera point au soleil de septembre,
Qui ne gèlera point aux rigueurs de décembre,
Cest votre serviteur et cest votre témoin.
Cest la tige et le blé qui ne pourrira pas,
Qui ne flétrira point aux ardeurs de lété,
Qui ne moisira point dans un hiver gâté,
Qui ne transira point dans le commun trépas.
Cest la pierre sans tache et la pierre sans faute,
La plus haute oraison quon ait jamais portée,
La plus droite raison quon ait jamais jetée,
Et vers un ciel sans bord la ligne la plus haute.
Celle qui ne mourra le jour daucunes morts,
Le gage et le portrait de nos arrachements,
Limage et le tracé de nos redressements,
La laine et le fuseau des plus modestes sorts.
Nous arrivons vers vous du lointain Parisis.
Nous avons pour trois jours quitté notre boutique,
Et larchéologie avec la sémantique,
Et la maigre Sorbonne et ses pauvres petits.
Dautres viendront vers vous du lointain Beauvaisis.
Nous avons pour trois jours laissé notre négoce,
Et la rumeur géante et la ville colosse,
Dautres viendront vers vous du lointain Cambrésis.
Nous arrivons vers vous de Paris capitale.
Cest là que nous avons notre gouvernement,
Et notre temps perdu dans le lanternement,
Et notre liberté décevante et totale.
Nous arrivons vers vous de lautre Notre-Dame,
De celle qui sélève au cœur de la cité,
Dans sa royale robe et dans sa majesté,
Dans sa magnificence et sa justesse dâme.
Comme vous commandez un océan dépis,
Là-bas vous commandez un océan de têtes,
Et la moisson des deuils et la moisson des fêtes
Se couche chaque soir devant votre parvis.
Nous arrivons vers vous du noble Hurepoix.
Cest un commencement de Beauce à notre usage,
Des fermes et des champs taillés à votre image,
Mais coupés plus souvent par des rideaux de bois,
Et coupés plus souvent par de creuses vallées
Pour lYvette et la Bièvre et leurs accroissements,
Et leurs savants détours et leurs dégagements,
Et par les beaux châteaux et les longues allées.
Dautres viendront vers vous du noble Vermandois,
Et des vallonnements de bouleaux et de saules.
Dautres viendront vers vous des palais et des geôles.
Et du pays picard et du vert Vendômois.
Mais cest toujours la France, ou petite ou plus grande,
Le pays des beaux blés et des encadrements,
Le pays de la grappe et des ruissellements,
Le pays de genêts, de bruyère, de lande.
Nous arrivons vers vous du lointain Palaiseau
Et des faubourgs dOrsay par Gometz-le-Châtel,
Autrement dit Saint-Clair ; ce nest pas un castel ;
Cest un village au bord dune route en biseau.
Nous avons débouché, montant de ce coteau,
Sur le ras de la plaine et sur Gometz-la-Ville
Au-dessus de Saint-Clair ; ce nest pas une ville ;
Cest un village au bord dune route en plateau.
Nous avons descendu la côte de Limours.
Nous avons rencontré trois ou quatre gendarmes.
Ils nous ont regardé, non sans quelques alarmes,
Consulter les poteaux aux coins des carrefours.
Nous avons pu coucher dans le calme Dourdan.
Cest un gros bourg très riche et qui sent sa province.
Fiers nous avons longé, regardés comme un prince,
Les fossés du château coupés comme un redan.
Dans la maison amie, hôtesse et fraternelle
On nous a fait coucher dans le lit du garçon.
Vingt ans de souvenirs étaient notre échanson.
Le pain nous fut coupé dune main maternelle.
Toute notre jeunesse était là solennelle.
On prononça pour nous le Bénédicité.
Quatre siècles dhonneur et de fidélité
Faisaient des draps du lit une couche éternelle.
Nous avons fait semblant dêtre un gai pèlerin
Et même un bon vivant et daimer les voyages,
Et davoir parcouru cent trente-et-un bailliages,
Et dêtre accoutumés dêtre sur le chemin.
La clarté de la lampe éblouissait la nappe.
On nous fit visiter le jardin potager.
Il donnait sur la treille et sur un beau verger.
Tel fut le premier gîte et la tête détape.
Le jardin était clos dans un coude de lOrge.
Vers la droite il donnait sur un mur bocager
Surmonté de rameaux et dun arceau léger.
En face un maréchal, et lenclume, et la forge.
Nous nous sommes levés ce matin devant laube.
Nous nous sommes quittés après les beaux adieux.
Le temps sannonçait bien. On nous a dit tant mieux.
On nous a fait goûter de quelque bœuf en daube,
Puisquil est entendu que le bon pèlerin
Est celui qui boit ferme et tient sa place à table,
Et quil na pas besoin de faire le comptable,
Et que cest bien assez de se lever matin.
Le jour était en route et le soleil montait
Quand nous avons passé Sainte-Mesme et les autres.
Nous avancions déjà comme deux bons apôtres.
Et la gauche et la droite était ce qui comptait.
Nous sommes remontés par le Gué de Longroy.
Cen est fait désormais de nos atermoiements,
Et de liniquité des dénivellements :
Voici la juste plaine et le secret effroi
De nous trouver tout seuls et voici le charroi
Et la roue et les bœufs et le joug et la grange,
Et la poussière égale et léquitable fange
Et la détresse égale et légal désarroi.
Nous voici parvenus sur la haute terrasse
Où rien ne cache plus lhomme de devant Dieu,
Où nul déguisement ni du temps ni du lieu
Ne pourra nous sauver, Seigneur, de votre chasse.
Voici la gerbe immense et limmense liasse,
Et le grain sous la meule et nos écrasements,
Et la grêle javelle et nos renoncements,
Et limmense horizon que le regard embrasse.
Et notre indignité cette immuable masse,
Et notre basse peur en un pareil moment,
Et la juste terreur et le secret tourment
De nous trouver tout seuls par devant votre face.
Mais voici que cest vous, reine de majesté,
Comment avons-nous pu nous laisser décevoir,
Et marcher devant vous sans vous apercevoir.
Nous serons donc toujours ce peuple inconcerté.
Ce pays est plus ras que la plus rase table.
À peine un creux du sol, à peine un léger pli.
Cest la table du juge et le fait accompli,
Et larrêt sans appel et lordre inéluctable.
Et cest le prononcé du texte insurmontable,
Et la mesure comble et cest le sort empli,
Et cest la vie étale et lhomme enseveli,
Et cest le héraut darme et le sceau redoutable.
Mais vous apparaissez, reine mystérieuse.
Cette pointe là-bas dans le moutonnement
Des moissons et des bois et dans le flottement
De lextrême horizon ce nest point une yeuse,
Ni le profil connu dun arbre interchangeable.
Cest déjà plus distante, et plus basse, et plus haute,
Ferme comme un espoir sur la dernière côte,
Sur le dernier coteau la flèche inimitable.
Dici vers vous, ô reine, il nest plus que la route.
Celle-ci nous regarde, on en a bien fait dautres.
Vous avez votre gloire et nous avons les nôtres.
Nous lavons entamée, on la mangera toute.
Nous savons ce que cest quun tronçon qui sajoute
Au tronçon déjà fait et ce quun kilomètre
Demande de jarret et ce quil faut en mettre :
Nous passerons ce soir par le pont et la voûte
Et ce fossé profond qui cerne le rempart.
Nous marchons dans le vent coupés par les autos.
Cest ici la contrée imprenable en photos,
La route nue et grave allant de part en part.
Nous avons eu bon vent de partir dès le jour.
Nous coucherons ce soir à deux pas de chez vous,
Dans cette vieille auberge où pour quarante sous
Nous dormirons tout près de votre illustre tour.
Nous serons si fourbus que nous regarderons,
Assis sur une chaise auprès de la fenêtre,
Dans un écrasement du corps et de tout lêtre,
Avec des yeux battus, presque avec des yeux ronds,
Et les sourcils haussés jusque dedans nos fronts,
Langle une fois trouvé par un seul homme au monde,
Et lunique montée ascendante et profonde,
Et nous serons recrus et nous contemplerons.
Voici laxe et la ligne et la géante fleur.
Voici la dure pente et le contentement.
Voici lexactitude et le consentement.
Et la sévère larme, ô reine de douleur.
Voici la nudité, le reste est vêtement.
Voici le vêtement, tout le reste est parure.
Voici la pureté, tout le reste est souillure.
Voici la pauvreté, le reste est ornement.
Voici la seule force et le reste est faiblesse.
Voici larête unique et le reste est bavure.
Et la seule noblesse et le reste est ordure.
Et la seule grandeur et le reste est bassesse.
Voici la seule foi qui ne soit point parjure.
Voici le seul élan qui sache un peu monter.
Voici le seul instant qui vaille de compter.
Voici le seul propos qui sachève et qui dure.
Voici le monument, tout le reste est doublure.
Et voici notre amour et notre entendement.
Et notre port de tête et notre apaisement.
Et le rien de dentelle et lexacte moulure.
Voici le beau serment, le reste est forfaiture.
Voici lunique prix de nos arrachements,
Le salaire payé de nos retranchements.
Voici la vérité, le reste est imposture.
Voici le firmament, le reste est procédure.
Et vers le tribunal voici lajustement.
Et vers le paradis voici lachèvement.
Et la feuille de pierre et lexacte nervure.
Nous resterons cloués sur la chaise de paille.
Et nous nentendrons pas et nous ne verrons pas
Le tumulte des voix, le tumulte des pas,
Et dans la salle en bas linnocente ripaille.
Ni les rouliers venus pour le jour du marché.
Ni la feinte colère et léclat des jurons :
Car nous contemplerons et nous méditerons
Dun seul embrassement la flèche sans péché.
Nous ne sentirons pas ni nos faces raidies,
Ni la faim ni la soif ni nos renoncements,
Ni nos raides genoux ni nos raisonnements,
Ni dans nos pantalons nos jambes engourdies.
Perdus dans cette chambre et parmi tant dhôtels,
Nous ne descendrons pas à lheure du repas,
Et nous nentendrons pas et nous ne verrons pas
La ville prosternée au pied de vos autels.
Et quand se lèvera le soleil de demain,
Nous nous réveillerons dans une aube lustrale,
À lombre des deux bras de votre cathédrale,
Heureux et malheureux et perclus du chemin.
Nous venons vous prier pour ce pauvre garçon
Qui mourut comme un sot au cours de cette année,
Presque dans la semaine et devers la journée
Où votre fils naquit dans la paille et le son.
Ô Vierge, il nétait pas le pire du troupeau.
Il navait quun défaut dans sa jeune cuirasse.
Mais la mort qui nous piste et nous suit à la trace
A passé par ce trou quil sest fait dans la peau.
Il était né vers nous dans notre Gâtinais.
Il commençait la route où nous redescendons.
Il gagnait tous les jours tout ce que nous perdons.
Et pourtant cétait lui que tu te destinais,
Ô mort qui fus vaincue en un premier caveau.
Il avait mis ses pas dans nos mêmes empreintes.
Mais le seul manquement dune seule des craintes
Laissa passer la mort par un chemin nouveau.
Le voici maintenant dedans votre régence.
Vous êtes reine et mère et saurez le montrer.
Cétait un être pur. Vous le ferez rentrer
Dans votre patronage et dans votre indulgence.
Ô reine qui lisez dans le secret du cœur,
Vous savez ce que cest que la vie ou la mort,
Et vous savez ainsi dans quel secret du sort
Se coud et se découd la ruse du traqueur.
Et vous savez ainsi sur quel accent du chœur
Se noue et se dénoue un accompagnement,
Et ce quil faut despace et de déboisement
Pour laisser débouler la meute du piqueur.
Et vous savez ainsi dans quel recreux du port
Se prépare et sachève un noble enlèvement,
Et par quel jeu dadresse et de gouvernement
Se dérobe ou se fixe un illustre support.
Et vous savez ainsi sur quel tranchant du glaive
Se joue et se déjoue un épouvantement,
Et par quel coup de pouce et quel balancement
Lun des plateaux descend pour que lautre sélève.
Et ce que peut coûter la lèvre du moqueur,
Et ce quil faut de force et de recroisement
Pour faire par le coup dun seul retournement
Dun vaincu malheureux un malheureux vainqueur.
Mère le voici donc, il était notre race,
Et vingt ans après nous notre redoublement.
Reine recevez-le dans votre amendement.
Où la mort a passé, passera bien la grâce.
Nous, nous retournerons par ce même chemin.
Ce sera de nouveau la terre sans cachette,
Le château sans un coin et sans une oubliette,
Et ce sol mieux gravé quun parfait parchemin.
Et nunc et in hora, nous vous prions pour nous
Qui sommes plus grands sots que ce pauvre gamin,
Et sans doute moins purs et moins dans votre main,
Et moins acheminés vers vos sacrés genoux.
Quand nous aurons joué nos derniers personnages,
Quand nous aurons posé la cape et le manteau,
Quand nous aurons jeté le masque et le couteau,
Veuillez vous rappeler nos longs pèlerinages.
Quand nous retournerons en cette froide terre,
Ainsi quil fut prescrit pour le premier Adam,
Reine de Saint-Chéron, Saint-Arnould et Dourdan,
Veuillez vous rappeler ce chemin solitaire.
Quand on nous aura mis dans une étroite fosse,
Quand on aura sur nous dit labsoute et la messe,
Veuillez vous rappeler, reine de la promesse,
Le long cheminement que nous faisons en Beauce.
Quand nous aurons quitté ce sac et cette corde,
Quand nous aurons tremblé nos derniers tremblements,
Quand nous aurons raclé nos derniers raclements,
Veuillez vous rappelez votre miséricorde.
Nous ne demandons rien, refuge du pécheur,
Que la dernière place en votre Purgatoire,
Pour pleurer longuement notre tragique histoire,
Et contempler de loin votre jeune splendeur.