Le mot « Cabale » transcrit lhébreu qabbalah qui signifie « tradition ». Il désigne une composante ésotérique et mystique de la culture juive, fondée sur létude des niveaux de lÊtre qui sétagent entre lespèce humaine et Dieu ainsi que sur les médiations (sefirot) qui relient ces divers niveaux. Elle sappuie notamment sur une méthode dinterprétation de la Bible fondée sur la transcription numérique des caractères hébreux (sefira veut dire « nombre » et a la même racine que l'arabe sifr dont le français a fait « chiffre » et « zéro ») : la Cabale accorde, comme l'école de Pythagore, une valeur mystique aux Nombres.
La Cabale a influencé les Chrétiens, surtout à la Renaissance ; mais la communication entre les deux cultures a été bloquée par le durcissement de lÉglise lors de la contre-réforme, par les risques de persécution, et aussi par le fait que lÉglise ayant toujours tenté de convertir les juifs en sappuyant sur ce quils lui avaient enseigné, ceux-ci ont été incités à conserver leur savoir par devers eux.
La Cabale, étant une mystique, a été considérée avec suspicion par certains rabbins ; mais dautres rabbins lont étudiée et elle na jamais été condamnée par lorthodoxie juive.
Lenseignement de la Cabale est ésotérique. Réservé au petit nombre de ceux qui peuvent lui consacrer tout leur temps de travail, il suppose la connaissance de lhébreu, une abondante lecture, et aussi un contact personnel prolongé entre le maître et lélève. Il est en pratique impossible pour une personne qui nest pas de confession juive, ou qui ne connaît pas lhébreu, de recevoir cet enseignement.
Ésotérisme, transcription numérique des textes, mysticisme, voilà de quoi éveiller la méfiance du rationaliste que je suis. Mais tout rationaliste doit connaître les limites du rationalisme : nous y reviendrons.
* *
Les cabalistes ont sur le monde, sur lhistoire, un point de vue singulier. Ils se classent dans le courant philosophique du néoplatonisme (p. 83) mais, alors que celui-ci place la matière au plus bas niveau de la « procession des êtres », les cabalistes « hissent la matière au niveau de lIntelligence suréminente ». Lidéalisme platonicien est ainsi renversé, la matière devenant « source et réservoir primordial des formes et des semences de toute réalité » (p. 84). Cette option métaphysique permet au judaïsme déchapper à l'idéalisme ; il prépare à un rapport respectueux et expérimental avec la nature.
Par ailleurs « le judaïsme nest pas une religion fondamentalement historique » (p. 32) : alors que pour les chrétiens le temps va comme une flèche de la révélation à la résurrection, pour les juifs lhistoire ne peut commencer quavec larrivée du Messie. Dans l'attente de celle-ci, le temps nest pas orienté ni circulaire mais scandé par la répétition de périodes fastes et néfastes : « Ce qui a été, cest ce qui sera. Ce qui a été fait, cest ce qui se fera. Il ny a rien de nouveau sous le soleil ». Cette conception du temps ressemble à celle de lhindouisme il sagit, là aussi, dune option métaphysique aux conséquences profondes.
* *
Venons-en maintenant à lésotérisme.
1) Le rationalisme pose une hypothèse sur laquelle sappuie notre pédagogie : il prétend que « ce qui se conçoit bien sénonce clairement » et que ce qui a été clairement énoncé sera facilement compris puis retenu par la mémoire. Mais d'autres traditions pédagogiques (Inde, Japon, Chine) donnent la plus grande place au rapport assidu et pratiquement silencieux entre lélève et un maître dont il doit méditer lexemple. Selon ces traditions celui qui, impatient, se hâterait vers lévidence, prendrait le risque de rater lessentiel.
Examinez votre propre expérience. Il existe des choses auxquelles vous avez longuement réfléchi ; vous avez considéré leurs divers aspects, en eux-mêmes comme selon leurs rapports mutuels. Vous maîtrisez ces choses par la pensée à tel point quelles vous sont aussi familières que votre appartement.
Cette connaissance si claire, savez-vous cependant la communiquer ? Alors quelle est instantanément présente tout entière dans votre esprit, savez-vous la faire passer par le fil chronologique de l'énoncé ? La personne à laquelle vous laurez transmise pourra-t-elle, sans une méditation, se lapproprier de telle sorte quelle lui devienne aussi familière quà vous ?
Le rationaliste lui-même doit accepter le fait que toute pensée sarticule autour dun noyau qui résiste à la communication, adhère à un ressort intime et est donc, en ce sens, ésotérique. Lésotérisme apparaît alors non comme un mystère pour marché aux puces, mais comme la condition naturelle de toute connaissance approfondie et de sa transmission.
2) Needham distingue la science, la proto-science et la pseudoscience. La science a toute sa sympathie. Il considère la proto-science (alchimie etc.) avec bienveillance car, même si elle ne recourt pas à la méthode expérimentale, elle comporte des manipulations qui la préparent. Par contre il rejette absolument la pseudoscience (astrologie, géomancie, numérologie etc.).
Pour le rationaliste, lusage des nombres par la Cabale constitue une pseudoscience : les calculs que lon peut faire à partir des caractères hébreux nont rien à voir avec le sens du texte sur lequel ils napportent quun enseignement illusoire. Mais même si lon adopte ce point de vue il faut sinterroger : lapport des pseudoscience est-il si méprisable que cela ?
Sans doute il nexiste pas de corrélation significative entre les déplacements des astres et les événements humains. Mais les astrologues, qui cherchaient de telles corrélations, ont dû pour les interpréter élaborer une représentation du politique, une conception du destin des hommes et de leurs civilisations. De même, il nexiste pas de corrélation entre des cartes que lon tire au hasard et le destin de la personne qui se fait tirer les cartes. Mais la cartomancienne, dont limagination est éveillée par la lecture des symboles que les cartes lui présentent, doit pour pouvoir les interpréter avoir développé une sensibilité psychologique, savoir deviner « comme avec des antennes » les particularités de la personne quelle a en face delle. Enfin, il n'existe pas de corrélation entre des nombres que l'on extrait des lettres et le sens d'un texte. Mais la manipulation de ces nombres est loccasion dune méditation attentive, dun lecture lente qui peut aider à détecter jusquau plus faible des signaux que le texte transporte.
3) Le mot « mystique » évoque pour certains ces malencontreuses statues en plâtre peint de sainte Thérèse de Lisieux, une extase niaise plaquée sur le visage. En le prononçant, nous quittons le terrain de la raison solide !
Cependant les mathématiques elles-mêmes sont fondées sur des axiomes indémontrables ; et si, comme l'a dit Kant, la métaphysique est le monde des affirmations non démontrées, il nen est pas moins vrai que nos vies sont structurées par nos options métaphysiques.
Le temps est-il circulaire ou orienté par lHistoire ? La réalité réside-t-elle dans les idées ou dans la matière ? Après la mort, lâme individuelle séteint-elle dans le néant, opère-t-elle une transmigration, rejoint-elle un séjour éternel ? Le monde a-t-il été créé ou non ? Lexpérience ne pouvant éclairer aucune de ces questions, elles ne relèvent pas de la science. Cela nempêche pas chacun de fonder sa personnalité sur les réponses (éventuellement fluctuantes) quil leur apporte. La mystique, ce nest pas lextase niaise : cest la méditation des options métaphysiques et lexploration du monde quelles structurent.
La vie intérieure de tout être humain est construite selon le plan que dessinent ces options. Or la plupart dentre nous ignorent leur propre plan : il leur a été transmis de façon implicite par léducation et lenseignement, par des personnes qui nétaient pas elles-mêmes clairement conscientes de ce quelles transmettaient. Parfois ces options sont incohérentes : cela disloque la personnalité.
Celui qui reste prisonnier dun rationalisme sommaire ne pourra jamais élucider ses propres options métaphysiques, y mettre de lordre, réviser ce qui lui a été transmis, comprendre les options des autres, fonder sa personnalité sur un rapport équilibré à autrui et à son propre destin dans le monde. La Cabale, comme toutes les disciplines mystiques, invite à une telle élucidation.
Elle est réservée à des spécialistes : il en est ainsi de toute connaissance approfondie. Mais même si lon nambitionne pas de devenir un cabaliste, si lon ne peut pas lui consacrer tout son temps, si lon ne comprend pas lhébreu, si lon nest pas juif, on peut sintéresser à ce monument culturel qui a absorbé et rayonné tant dinfluences. Mopsik indique (p. 131) une documentation dont la lecture sera utile à tous.
* *
Needham a évoqué les marchands juifs que lon appelait les Radhanites. Au IXe siècle ils commerçaient par terre et par mer entre la Chine et la Provence. Ils vendaient en Chine des eunuques, des esclaves, des brocarts, des fourrures et des épées ; ils en ramenaient du musc, de laloès, du camphre, de la cannelle, de la porcelaine et des plantes médicinales. Ils faisaient escale dans lHindoustan, à Oman, à Damas et dans le royaume juif des Khazars de Crimée.
Ils ont apporté de Chine aux IXe et Xe siècles, entre autres innovations, le harnais qui permit dexploiter la puissance motrice du cheval. Lépanouissement économique et culturel de la France des XIe et XIIe siècles sexplique ainsi en partie par une invention chinoise transmise par des juifs. Il a permis de construire ces églises romanes dont l'ancrage solide dans le sol symbolise lincarnation, point focal de la mystique chrétienne. Par la suite les Arabes nous apporteront, comme en attestent les mots « chiffre », « sucre » et « savon », le calcul, la sensibilité gustative et lhygiène.
L'exploration des cultures qui nous ont nourris éclaire nos options métaphysiques et nous permet de maîtriser notre vie intérieure, notre insertion dans le monde, notre rapport à autrui. Ceux d'entre nous qui considèrent ces cultures avec condescendance, qui croient notre civilisation supérieure à celles qui l'ont précédée ou qui l'entourent, qui s'arment d'un rationalisme aussi sommaire que satisfait, nourrissent en eux-mêmes des germes de barbarie. |