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Réception de M. Jean dOrmesson WDW__p/HC.htmWFW
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DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 6 juin 1974
PARIS PALAIS DE LINSTITUT
M. Jean dOrmesson ayant été élu par lAcadémie française à la place vacante par la mort de M. Jules Romains, y est venu prendre séance le 6 juin 1974, et a prononcé le discours suivant :
La gloire,
Messieurs,
frappe de rayons bien inégaux ceux que vous distinguez. Jaurais mauvaise grâce à métonner de ces variations qui vous sont parfois reprochées puisque cest à elles que je dois dabord dêtre aujourdhui parmi vous. Valincour succède à Racine, Gros de Boze à Fénelon et Châteaubrun à Montesquieu. Voilà que, fidèle sans doute à lesprit dalternance de ces exercices en dents de scie, joccupe à mon tour le fauteuil de Jules Romains. Je pourrais poursuivre longtemps cet exercice traditionnel et liminaire de la Deprecatio chère aux Anciens et de lhumilité plus ou moins feinte. Je men abstiendrai pour trois raisons : la première est que les traditions sont faites, à mes yeux, et dune façon indissoluble, à la fois pour être maintenues et pour être bousculées. La deuxième est quil ny a pas de honte à être inférieur à Jules Romains parce que Jules Romains était de toute évidence un de ces géants dont nous cherchons en vain, de nos jours, autour de nous, les successeurs et les jeunes émules. La troisième enfin, est que notre tâche est tellement immense que je voudrais me hâter de délaisser les politesses et les bagatelles cérémonieuses du seuil pour aborder sans retard tout ce qui fait le sel, la force, la dignité de laventure humaine et quillustre avec tant déclat le grand nom de Jules Romains : une pensée et une uvre qui sinsèrent dans lhistoire, qui la traduisent et lexpriment, et qui, en revanche, la modifient. Car le propre du grand créateur est sans doute dabord dinscrire dans son temps. Mais aussi, et peut-être surtout, de le marquer à son tour et de le transformer.
Un soir doctobre 1903, deux jeunes gens de dix-huit ans sortaient de la Khâgne du lycée Condorcet où ils préparaient le concours dentrée de lÉcole normale supérieure. Ils étaient amis, et lamitié jouait un grand rôle dans limage quils se faisaient de leur vie. Ils découvraient ensemble, à travers trois ou quatre littératures, le génie poétique dHomère ou dHugo, de Dante ou de Cervantès, de Shakespeare ou de Goethe. Rien nest plus beau que ces débuts dexistence : lattente vaguement angoissée de lavenir y tâtonne encore un peu parmi les voix intérieures et les folles espérances, mais déjà le génie sagite, impatient des grands espaces dont il pressent la splendeur et où il sépanouira. Les maîtres, à cette époque, au lycée Condorcet, étaient des professeurs éminents et parfois célèbres : un Léon Brunschvicg, lauteur des Étapes de la philosophie mathématique et de Progrès de la conscience dans la philosophie occidentale, un Charles Salomon qui répétait volontiers : « Messieurs, je vous habituerai à une extrême précision », un Hippolyte Parigot, journaliste au Temps et critique dramatique, ennemi juré du mauvais goût, du maniérisme, de laffectation, et dont une des formules favorites était, dans sa simplicité, dune terrible et éternelle vérité : « Croyez-moi, Messieurs, cest une chose très difficile que décrire en français. » Les camarades sappelaient Albert Pauphilet ou Paul Etard qui devaient devenir respectivement directeur et bibliothécaire de Normale vers lépoque où jy entrais moi-même , un peu plus tard Henri Franck, le futur poète trop ignoré de La Danse devant lArche, et surtout André Cuisenier qui senorgueillit encore aujourdhui dun beau titre quil porte avec modestie : il est le plus vieil ami vivant de Jules Romains. Car les deux jeunes gens que nous avons laissés en train de remonter la rue dAmsterdam, vous les avez déjà reconnus : lun sappelait Léon Debille, et il devait emprunter à une terrasse qui domine la Marne, entre la Varenne et Ormesson, son pseudonyme de Georges Chennevière ; lautre était Louis Farigoule, dont nous célébrons aujourdhui sous le nom de Jules Romains la mémoire et le génie.
En ce soir dautomne parisien, dans la rue dAmsterdam pleine de couleur et de mouvement, encombrée de voitures et de passants qui se rendaient à leurs plaisirs ou à leurs occupations en entraînant avec eux, dans une sorte de mouvement brownien invisible et pourtant réel, leurs pensées innombrables, leurs ambitions, leurs craintes, leurs rêves à peine formulés, le jeune Louis Farigoule, qui rentrait chez son père, instituteur à Montmartre, eut une illumination : il éprouva, en une véritable intuition dordre mystique dont il ne reste aucune trace écrite, mais que ses confidences ont maintes fois évoquée, un sentiment de fraternité et de totalité. Entre les boutiques et les réverbères de la rue dAmsterdam, il eut subitement la révélation du monde moderne, de la foule, de la grande ville, de la multiplicité des êtres et de leur unité. Il faisait, dans la rue et parmi les hommes, sa première communion unanime, rationnelle et mystique.
Cest un fait bien remarquable que vers le début de ce siècle, dominé plus quaucun autre par la science et la raison, une espèce je prononce les mots avec prudence une espèce divresse mystique et quasi religieuse ait été le point de départ de luvre de Jules Romains. Ce nest pas un cas isolé. Claudel frappé par la foi derrière un pilier de Notre-Dame, le Salavin de Georges Duhamel, la vision du monde en tant quamour qui constitue le fondement des Leaves of Grass de Walt Whitman et même la madeleine de Proust, les deux clochers de Martinville, les trois arbres dHudimesnil ou le pavé mal équarri de la cour des Guermantes pourraient tous être confrontés à la rue dAmsterdam du jeune Louis Farigoule. Je livre aux jeunes gens de lavenir ce travail fascinant : létude dans le détail des rapports entre illumination et raison vers la fin du XIXe siècle et au début du XXe.
Doù pouvaient bien surgir chez notre Khâgneux de Condorcet les racines de cette crise à la fois mystique et rationnelle ? Comment ne pas nous tourner dabord, pour tâcher de mieux les comprendre, du côté du couple fameux de lhérédité et du milieu ? Le pays natal, pour Jules Romains, il est permis de le dire double : cest le Velay et cest Paris. Voulez-vous vous souvenir des deux personnages centraux des Hommes de Bonne Volonté ? Jerphanion est vellave et Jallez parisien. Jules Romains unit en lui-même la double appartenance provinciale et montmartroise qui lenracine à la fois dans ces deux mondes, parfois opposés, de la culture et de la vie françaises.
Il nous faut remonter ici encore un peu plus loin dans ce roman des origines qui est aussi, en même temps, origine du roman, dans cette poésie des origines qui est toujours, avec évidence, origine de la poésie. Le dimanche 31 mai 1885, un évènement prodigieux agitait le peuple de Paris et le précipitait en masse vers lArc de Triomphe de lÉtoile : cétaient les funérailles de Victor Hugo que le corbillard des pauvres devait mener le lendemain, à travers laffection et la vénération de la foule, jusquau Panthéon. Jules Romains a avoué lui-même navoir conservé de cette cérémonie quune « impression des plus confuses ». Rien détonnant : il ny assistait que par personne interposée. Il nétait pas encore né, mais sa mère, enceinte de lui depuis six mois, était perdue, minuscule élément dune foule innombrable, parmi la masse des spectateurs. À travers le peuple de Paris quils ont tant aimé lun et lautre, on croit voir le flambeau de la création romanesque passer de lauteur des Misérables et de Notre-Dame de Paris à celui des Copains, du Dieu des Corps, de lÂme des Hommes et des Hommes de Bonne Volonté.
Arrêtons-nous un instant à cette date de 1885. Dans une histoire littéraire aussi éclatante que celle qui, du traité de Verdun à nos jours, sexprime à travers cet instrument admirable, à la fois délicat et indestructible, toujours menacé et toujours vainqueur, de la langue française toutes les générations ne sont pas égales en richesse et en splendeur. En quelque quinze ou dix-sept ans, de 1622 à 1639, naissent La Fontaine, Molière, Pascal, Mme de Sévigné, Bossuet, Mme de La Fayette, Boileau et Racine. En quelque quinze ans à nouveau, de 1790 à 1805, Lamartine, Augustin-Thierry, Vigny, Michelet, Balzac, Hugo, Mérimée, Sainte-Beuve et George Sand. Lorsque, dans le petit hameau de La Chapuze, au-dessus de Saint-Julien-Chapteuil, non loin du Mont Mézenc, Louis Farigoule apparaît parmi nous, voilà quelque quinze ans déjà qua surgi de part et dautre de Sedan, de la Commune, de la fin du Second Empire, une génération sans égale, digne en tout point des plus grandes, et qui illuminera tout le début du XXe siècle dune clarté éblouissante. En cinq ans, entre 1868 et 1873, Maurice Barrès et Henri de Regnier encore dans la petite enfance, naissent successivement Paul Claudel, Romain Rolland, Charles Maurras, André Gide, Marcel Proust, Paul Valéry et Charles Péguy, sans même parler dAlain ou dAndré Suarès, de Francis Jammes ou dEdmond Rostand. Un peu plus jeune que Jacques Chardonne ou Valery Larbaud, quÉtienne Gilson ou Jacques Maritain, que Jean Paulhan, que Georges Duhamel, que Jean Giraudoux, contemporain de François Mauriac et dAndré Maurois, laîné de quelques années de Francis Carco et de Pierre Benoît, de Blaise Cendrars, de Jacques de Lacretelle ou de Saint John Perse, Jules Romains appartient à la génération qui suit immédiatement cette foudroyante cohorte.
La famille de sa mère, Marie Richier, était paysanne aussi loin que lon pût remonter. Le père de sa mère était né vers la fin de la Restauration. En vertu des lois de conscription et du tirage au sort, il avait servi dabord sept ans, comme soldat ; puis, poussé par des mobiles qui senfoncent dans les ténèbres romanesques du passé et de lhistoire, il sétait rengagé pour sept ans et il avait pris part à la guerre de Crimée. Il avait laissé des Mémoires, malheureusement détruits par cette terrifiante manie de faire de lordre et de jeter qui prive les historiens de tant de documents essentiels. Ce grand-père paysan, soldat, mémorialiste méconnu, avait eu une fin affreuse et superbe qui nous rejette dun seul coup dans Virgile ou Lucrèce. Assis, laiguillon à la main, à lavant dun char traîné par une paire de bufs, il était tombé sur le sentier semé de grosses pierres et de trous, et les roues de son char lui étaient passé sur le corps.
Henri Farigoule, lui, le père de Louis, était originaire des plateaux qui sétendent au nord du Puy. Il était le fils, non dun vrai paysan, mais dun entrepreneur rural de maçonnerie. Héritière des luttes ardentes des Réformés et de laction en sens inverse de saint François Régis, lapôtre du Vivarais au début du XVIIe, la vieille tradition catholique, pénétrée de rigueur protestante régnait encore assez fort, vers la fin du siècle dernier, sur les villages du Velay et les montagnes dAuvergne. Pendant que ses deux surs se faisaient religieuses cloîtrées au Bon Pasteur du Puy, Henri Farigoule entrait au Pensionnat des Frères de la Doctrine Chrétienne. Sachant à peine lire à quatorze ans, il faisait assez vite des progrès décisifs et, quelques années plus tard, profitant de la loi sur lenseignement obligatoire et du recrutement accéléré quelle provoquait, il rejoignait ceux que Péguy appelait superbement « les hussards noirs de la République » et il se faisait nommer instituteur à Montmartre. Voilà déjà en place quelques-uns des éléments dun décor où vont se jouer tant de chefs-duvre.
Le Velay et Montmartre, la province paysanne et le Paris des instituteurs, la tradition religieuse et le rationalisme, lÉcole normale de la rue dUlm et la naissance encore obscure dun sentiment nouveau non seulement de fraternité mais de solidarité universelle, telles sont quelques-unes des données qui vont commander lavenir et faire surgir parmi nous luvre de Jules Romains.
Ce qui frappe dabord dans cette uvre, cest la puissance. Un massif. Un monument. Les noms quon évoque le plus volontiers à son propos, ce sont ceux de géants qui ont laissé un monde derrière eux, des personnages changés en mythes ou passés en proverbes : Hugo avec Gavroche et avec le peuple des barricades, Proust avec ses duchesses et leffrayant Charlus, et peut-être plus encore, avec leurs créatures innombrables, Zola et le grand Balzac ceux qui ne se sont pas contentés de peindre des caractères ou de tisser des intrigues, mais qui nous ont donné un univers. Dès les années bénies de la jeunesse et de la formation, Romains navait dailleurs jamais cessé de sentourer des grandes ombres dHomère, de Virgile, de Lucrèce, de Goethe et toujours de Hugo. Nous voilà aussitôt assez loin de ces joueurs de flûte dont M. de Norpois parle avec mépris au narrateur de la Recherche. Avec Jules Romains, demblée, nous reconnaissons sans beaucoup de peine larchitecture assez grandiose où nous allons pénétrer : celle des vastes ensembles, celle de la cathédrale dans une certaine mesure, quil serait bien intéressant de préciser, celle de la symphonie.
Cet immense monument de luvre de Jules Romains, plein de niches et de chapelles, toujours prêt à se transformer soudain en théâtre, en lanterne magique, en carrières où erre Quinette, en basilique naturellement, en bistrot sur les quais de la Villette où coule à flots le vin blanc, en pont de la Moselle où se retrouvent nez à nez, au début de Donogoo, Lamendin et Bénin, en cabinet de travail ou de consultation, en casino, en transatlantique, en boutique dartisan, en maison de passe ou en château, comment souhaiteriez-vous, Messieurs, que nous le visitions ? Nous pourrions, naturellement, suivre lordre du temps ou de lespace, nous abandonner à la chronologie de la vie et des uvres, lexaminer période par période et ouvrage par ouvrage. Je crains un peu, je vous lavoue, à la fois la lassitude et linsuffisance : car cette vie est si pleine et cette uvre si riche que le seul défilé des honneurs et des dignités, la seule énumération des titres, de lÉcole normale à la présidence du Pen Club et à lAcadémie française, du Bourg régénéré ou du merveilleux Mort de Quelquun aux Mémoires de Madame Chauverel ou aux Portraits dinconnus, dune pièce inédite, ignorée et sans doute détruite, écrite encore dans lenfance et qui sappelait étrangement Les Surprises du divorce, dune autre, un peu plus connue déjà et dont le titre était Tzar jusquà Marc-Aurèle, Le Besoin de voir clair ou Pour raison garder, occuperait tout notre temps et nous limiterait, en vérité, aux apparences superficielles dune des pensées les plus cohérentes et les plus significatives de notre temps. Jajouterais volontiers, en reprenant une boutade dun des vôtres qui fut aussi, dans une autre enceinte, un de mes prédécesseurs, quil y aurait quelque paradoxe de ma part à venir vous présenter ce soir un poète, un romancier, un homme de théâtre et de pensée que vous connaissiez tous intimement pour lavoir retrouvé tous les jeudis pendant de longues années et que je nai eu le bonheur et lhonneur de rencontrer moi-même que trois ou quatre fois dans ma vie. Me permettriez-vous donc de passer assez rapidement sur les évènements de la vie de Jules Romains, dont nous avons déjà brièvement esquissé les débuts et même sur la liste impressionnante de ses uvres pour tâcher détudier et, si possible, de comprendre la signification et limportance dans notre monde moderne de la pensée de lauteur des Copains, de Knock et des Hommes de Bonne Volonté ? Ce que nous tenterions alors, cest de dégager, sous forme dune coupe transversale, cinq ou six thèmes majeurs qui dominent, de bout en bout, luvre immense de Jules Romains et de retrouver ainsi le projet densemble, le souffle créateur qui linforme et lanime.
Une première évidence simpose à nous, que pouvait laisser prévoir déjà lillumination mystique doctobre 1903 : avec Jules Romains, la vie collective et la société entrent triomphalement dans notre littérature. Toute la grande génération de 1870 a encore lindividu pour point de référence. Il serait passionnant détudier la place de la personne humaine chez un traditionaliste comme Maurras, chez les chrétiens comme Claudel ou Péguy, chez un classique comme Valéry, chez un individualiste comme Gide, chez un analyste comme Proust. Avec Jules Romains, tout change. Lhomme sefface, et les hommes savancent. Dans la brèche laissée par lhomme se précipitent les masses. La crise de lhumanisme et la mort de lhomme chantée autour de nous, de Picasso à Michel Foucault, par tant dartistes et de philosophes, Jules Romains, pour sa part, la ressent profondément. Il éprouve quun dieu sécroule. Il cherche, de toute son âme, à le remplacer par un autre : le groupe, la société, tout ce qui est lié à ce phénomène formidable, vieux maintenant de 5 000 ans, mais dont limportance et le poids nont cessé de saccentuer jusquà lécrasement : ce développement de la ville dont nous parlaient déjà un Rimbaud, un Verhaeren, et surtout un Baudelaire quand il évoquait en une formule saisissante, rappelée par Jallez à Jerphanion dans leur thurne de la rue dUlm, " la fréquentation des villes énormes, et le croisement de leurs innombrables rapports ". LÂme des hommes, La Vie unanime, À la foule qui est ici, Odes et Prières, Manuel de Déification, LArmée dans la ville sont des uvres assez éloquentes. Elles traduisent toutes un double mouvement où se mêlent inextricablement, comme dans la rue dAmsterdam, la mystique et la société. Chacun sait que Jules Romains était politiquement assez éloigné du marxisme. Il reste quil vit dans un âge marqué dabord par Marx et par le socialisme : un âge de la foule, de la ville, du grand nombre et de la vie collective.
Jules Romains, bien entendu, nest pas le seul interprète, en notre temps, de ce grand élan de collectivisation que traduisent, sous des formes bien diverses, et pour prendre des exemples aussi éloignés que possible les uns des autres, le développement des syndicats ou de la sociologie, la construction des grands ensembles, la poésie de Verhaeren ou encore, dans un domaine esthétique particulier, le cinéma soviétique ou ce film de King Vidor qui porte, en 1927, ce titre à lui seul révélateur : La Foule. Nous savons, sans doute, que les rapports entre Jules Romains et un Durkheim ou un Lévy-Bruhl, maîtres de la sociologie française, relèvent plutôt, pour parler le langage des ethnologues, de la convergence que de la diffusion cest-à-dire quil sagit plutôt de rencontre que dinfluence. Mais le phénomène nen est que plus frappant. Ce qui impose à cet âge ses dimensions sociales, cest notre maître à tous, le maître de la mode et de la philosophie, le maître des murs et des idées : lair du temps, la sensibilité dune époque, la conjonction des forces poussées en avant par le passé en un seul mot, lhistoire. Cest le sens de lhistoire contemporaine ou peut-être au moins un de ses sens, car je soutiendrais volontiers quil faut prendre la formule sens de lhistoire dans son acception de signification souvent multiple plutôt que de direction imposée cest le sens de lhistoire contemporaine que tente de cerner, au carrefour de la mystique et de la société, au carrefour aussi de la science et de la poésie, lunanimisme de Jules Romains.
Social et quasi mystique, lunanimisme qui devait se développer, vers 1908, avec Georges Duhamel, Charles Vidrac, René Arcos, autour de lAbbaye, sans quil puisse pourtant jamais y avoir confusion entre les deux mouvements apparaît au sortir dun âge parcellaire, élémentaire, ultra-individualiste, comme une certaine conception vivante de la totalité. En un sens, Balzac et Zola, Claudel et Proust et Hugo avant eux avaient déjà eu un peu plus quune intuition de la totalité. Mais elle prenait toujours appui sur des héros privilégiés, elle rayonnait à partir deux. Elle sexprimait, chez Balzac, par la juxtaposition répétitive des aventures des Vautrin, des Rubempré, des Rastignac ou des Marsay ; chez Zola, par la filiation héréditaire au sein des Rougon-Mac-quart ; chez Proust, par lorganisation du monde autour dun narrateur central auquel tout se rapporte dun monde qui change et dun temps qui sécoule ; chez Claudel, par le catholicisme, où la personne humaine et luniversel sont, à travers lincarnation du Christ, articulés lun sur lautre. Avec Jules Romains, nous plongeons directement dans le corps universel et dans lâme collective.
Cette communion mystique et ce lyrisme collectif, cest dabord, tout naturellement, dans leffusion poétique quils vont pouvoir sexprimer. Jules Romains disait volontiers quil était avant tout un poète. Et une des clés de son uvre, avant même lexploration romanesque de lunivers social, cest un réalisme poétique accordé au monde moderne et situé aux extrêmes antipodes dun symbolisme vieillissant, dénoncé avec véhémence. Par un paradoxe admirable, les triomphes de Knock et des Copains, des Hommes de Bonne Volonté et de Donogoo, ont porté tort au poète. Si Jules Romains était mort en 1911 ou 1912, ses ouvrages poétiques et ses recherches sur lart du vers auraient laissé dans notre mémoire un souvenir lumineux, que les succès du romancier ou de lhomme de théâtre ont hélas ! ou grâce à Dieu rejeté un peu dans lombre.
Plus encore, peut-être, que le recueil de La Vie unanime, prenons par exemple, et parmi beaucoup dautres, le texte capital de Cromedeyre-le-Vieil où nous voyons seffacer devant la description poétique de la vie communautaire tout le récit traditionnel des aventures ou des sentiments de lindividu isolé. Le héros ny est plus, sous une forme ou sous une autre, le moi cher à Racine, à Gide, à Valéry ou à Proust. Cest le groupe humain. La caractéristique de ce groupe humain est de constituer, au-delà de la conscience individuelle, un tout spécifique profondément solidaire et de révéler bien dautres richesses et bien dautres abîmes que cette conscience individuelle. La vérité fondamentale que nous suggère Jules Romains, cest que le tout social est définitivement autre chose et plus que la simple addition des éléments qui le composent. Et au sein de ce tout sétablissent des rapports pleins de mystère et dallégresse que lunanimisme poétique et romanesque a pour tâche dexplorer à la lumière assez neuve de la multiplicité collective, car
Tout communique et se pénètre
Dans lépaisseur de Cromedeyre.
Ainsi, dans un temps dominé par la sociologie, par le marxisme, par la montée des masses, peut-être déjà par la découverte de ces structures dont la spécificité se situe toujours au-delà de la seule juxtaposition extérieure, est expulsé, au profit de tout ce qui le dépasse et le commande, le personnage élémentaire, espèce de Robinson fictif de lunivers littéraire. Dans Cromedeyre-le-Vieil, choisi presque au hasard parmi tant de textes significatifs, dans son sujet collectif, dans le thème des rapports entre les hommes et de la communication entre eux, figure déjà en puissance toute limmense cathédrale des Hommes de Bonne Volonté.
Cest dans les Hommes de Bonne Volonté, luvre capitale de Jules Romains, celle que ne faisaient peut-être quannoncer et préparer des ouvrages qui, à eux tout seuls, étaient déjà des chefs-duvre Mort de quelquun ou Les Copains, Puissances de Paris ou Le Vin blanc de la Villette, cest dans Les Hommes de Bonne Volonté que se révèle dans toute son ampleur ce projet gigantesque dexploration du monde social auquel Jules Romains devait attacher son nom. Ceux qui ont vécu cette époque se rappellent limpatience passionnée avec laquelle était attendue, entre 1932 et 1946, la publication, dune régularité inexorable, à peine entamée par les tourbillons de la guerre et par lexil dans les Amériques, des deux volumes annuels qui paraissaient en principe à chaque rentrée doctobre. Jules Romains sest longuement expliqué, dans des pages dun intérêt prodigieux pour qui sattache à la technique littéraire, sur les dimensions de son uvre, sa structure, ses harmonies intérieures et ses articulations. Chacun sait que, conçue et écrite en quelque quinze ou vingt ans, elle couvre, du 6 octobre 1908 au 7 octobre 1933, une durée de vingt-cinq ans. Quel quart de siècle ! Des origines lointaines de la Première Guerre mondiale au triomphe dHitler, il culmine, en 1916, dans lhéroïsme et dans lhorreur, avec lépopée collective de Verdun à laquelle Jules Romains consacre deux de ces volumes les plus universellement connus : Prélude à Verdun et Verdun. Avec ces pages dautant plus stupéfiantes que Jules Romains, réformé, navait été le témoin daucune des scènes quil décrit et dont il navait des échos que par des témoignages extérieurs et par des lettres damis Georges Chennevière ou Albert Cazes, un ancien collègue du lycée de Laon , Jules Romains prend place parmi ces écrivains de premier rang qui ont trouvé leurs inspirations dans les souffrances de la guerre et qui les font revivre dans le souvenir avec lespèce de tendresse épouvantée que le passé donne aux cauchemars : Henri Barbusse, avec Le Feu, Georges Duhamel avec Vie des Martyrs et Civilisation, Roland Dorgelès, avec Les Croix de bois, Maurice Genevoix avec Ceux de 14 et La Mort de près, à qui font écho, dans des cultures étrangères et sur des registres bien différents, les récits de guerre ou de guerre civile dun Erich Maria Remarque avec À lOuest rien de nouveau, dun Ernst von Salomon avec Les Réprouvés, dun Ernst Jünger, dun T.E. Lawrence ou dun Ernest Hemingway.
uvre collective par excellence, la guerre est très loin dêtre le centre de lunivers de Jules Romains. Elle est sans doute le pivot autour duquel sorganise une des plus formidables constructions romanesques de tous les temps. Mais elle est aussi, et surtout, limage même des forces de recul et danéantissement contre lesquelles se liguent les hommes de bonne volonté. Jules Romains raconte lui-même dans des pages remarquables comment il avait longtemps hésité à choisir pour date finale de limmense roman qui souvrait au 6 octobre 1908 la date du 6 ou du 7 octobre 1933. Le 6 avait pour lui lavantage dune symétrie rigoureuse. Mais le 7 marquait symboliquement le lent progrès de lhistoire des hommes à travers leurs erreurs et leurs folies, à travers les guerres et les massacres. Le choix du 7 octobre 1933 comme pendant du 6 octobre 1903 traduit symboliquement tout ce quil peut y avoir doptimisme raisonné et de confiance obstinée, en dépit des délires, dans la pensée de lauteur de Cela dépend de vous, du Besoin de voir clair, de Retrouver la Foi et de Pour raison garder.
Je lutte avec peine, Messieurs, contre lenvie dévoquer ici les mille aspects si divers du monde de Jules Romains, les mille facettes de son talent protéiforme et de son génie universel. Jai déjà prononcé les noms de Jallez et de Jerphanion. Dans cette enceinte où flottent, à travers les siècles, les ombres innombrables de créatures de rêve plus immortelles que nous tous puisquelles nont dautre existence que dans le souvenir et ladmiration des générations successives, comment ne pas évoquer les figures de tant dintellectuels ou decclésiastiques, de criminels ou de jeunes femmes, dhommes daffaires ou dartistes, de politiciens ou douvriers, auxquels Jules Romains a attaché son nom ? Comme jaimerais vous parler de labbé Jeanne ou de labbé Mionnet, dHèlène Sigeau ou de Françoise, des Saint-Papoul ou des Champcenais, des Laulerque ou des Clanricard, reflets, parfois sublimes, de limage dun père instituteur, des Wazemmes ou des Gureau, des Haverkamp ou des Germaine Bader, des prostituées ou des médecins, des Strigelius ou des Ortegal, où se devinent plus dun trait de Valéry ou de Picasso, des Quinette ou des Sammecaud, sans parler du cheval Zéphyr ou de lexquis chien Macaire ! Mais voilà que je me souviens de vous avoir promis de partir à la recherche des thèmes plutôt que des anecdotes, des structures plutôt que des silhouettes. Ces thèmes qui sous-tendent toute luvre immense de Jules Romains, voulez-vous que nous en prenions encore trois, presque choisis au hasard parmi tant de richesses inépuisables ? Liés tous les trois, à des titres différents, à la fois à cette mystique rationaliste et à cette découverte de la société dont nous avons fait nos lignes de force, voici le secret, lamitié, le canular.
Le premier de ces thèmes le secret, je soutiendrais volontiers quil se confond en grande partie avec le romanesque même. Il est au cur du mythe ddipe, des amours de Tristan et dYseult, du cycle du Roi Arthur, des tourments de Phèdre, des Misérables de Hugo, de tout lunivers de Balzac, de toute luvre dun Barbey dAurevilly, dun Henry Jammes, dun Lawrence Durrell, dun Malcom Lowry, dun Alexandre Dumas naturellement, du roman policier dans sa totalité. Sous la forme sociale et sacrée de la conspiration, on le retrouvera tout au long des ouvrages de Jules Romains, depuis les épisodes de Quinette jusquà Une femme singulière, où lauteur ne fait rien dautre que de se livrer, à la manière de Gaboriau ou de Poe, à une enquête policière.
Les thèmes du secret, et plus encore de la conspiration, sont intimement unis au thème central de la vie collective et de lunanimisme, puisque, par définition, la conspiration unit des individus dans un dessein qui les dépasse et les transforme. Le secret est partout chez Balzac, mais tout un large secteur de La Comédie humaine tourne plus précisément autour des liens mystérieux noués entre des conjurés et dont lHistoire des Treize offre un très bon exemple. À mi-chemin entre lHistoire des Treize et lépaisseur de Cromedeyre où, vous vous en souvenez,
Tout communique et se pénètre,
Romains imagine entre trois cent soixante cinq appartements de Paris des passages secrets et des escaliers dérobés qui font surgir, au côté du thème du secret et de la conspiration, le thème assez voisin de la communauté urbaine. Tout au début de la carrière de Jules Romains, nous avions déjà rencontré la présence écrasante de la ville. La voici resurgir sous nos yeux avec toutes les séductions du mystère, du fantastique, presque du sacré.
Le secret, la conspiration, la société, le mystère et la ville se révèlent ainsi, peu à peu, nêtre que les différentes facettes dune formidable réalité. Dans son Manuel de Déification, Jules Romains écrivait déjà : " Ton plus grand Dieu de maintenant, cest peut-être ta plus grande ville. " Romains est par excellence, avec Balzac, le romancier de la ville, peut-être parce quils sont, lun et lautre, deux romanciers du secret. À un autre niveau, Eugène Sue avait déjà été, de son côté, le romancier à la fois des mystères et de Paris. Rien détonnant, dès lors, que ce soit à propos de Paris que Romains ait écrit quelques-unes de ses pages les plus admirables. Brossés triomphalement dans lesprit de lunanimisme, trois grands tableaux de Paris, de la France, de lEurope apparaissent successivement au début, au milieu, à la fin des Hommes de Bonne Volonté dont ils paraissent marquer le rythme et élargir les perspectives. Dès le premier volume, la Présentation de Paris à cinq heures du soir est un chef-duvre que les écoliers de lavenir, sils apprennent encore quelque chose de la beauté du passé, devront apprendre par cur comme ils apprenaient jadis les pages de Hugo sur Notre-Dame ou celles de Balzac sur le Père-Lachaise. Robert Brasillach qui, dans un esprit bien différent, et parfois opposé, devait parler si bien lui-même des couleurs du temps sur le Paris davant-guerre et de ces trajets dautobus qui menaient vers les illuminations du théâtre et du cinéma navait pas tort de senchanter du merveilleux voyage à travers Montmartre et Paris du petit Louis Bastide, armé de son cerceau. Rappelez-vous tous ces titres qui chantent dans votre mémoire : Puissances de Paris ou Le Vin blanc de la Villette, Amour couleur de Paris ou Eros de Paris, ou encore les pages rassemblées par les mains de la tendresse et de la piété autour du thème collectif : Paris des Hommes de Bonne Volonté. Le premier héros de Romains nest ni Jallez, ni Jerphanion, ni Bénin, ni Broudier le premier héros de Romains, cest la Ville : la petite ville de Knock, tout entière alitée, les sous-préfectures des Copains allègrement ravagées par la mystification, la ville imaginaire de Donogoo, la grande ville moderne enfin, et surtout, le Paris du délicieux Louis Bastide et des Hommes de Bonne Volonté, tout fourmillant de secrets, de délices de mystères et de révélations.
Piéton de Paris comme Fargue, paysan de Paris comme Aragon, Jules Romains se situe ainsi au tout premier rang de ceux à qui les grands ensembles urbains du monde moderne apportent, un peu paradoxalement, parmi lécrasement et luniformité morose, une source nouvelle de poésie. Les moralistes, les urbanistes, les sociologues de notre temps ont dénoncé à lenvi la solitude de lhomme dans nos villes tentaculaires. Comment sétonner de voir le thème unanimiste de laspiration à une solidarité reconquise chercher à jeter un pont entre le thème du secret qui pousse ses racines jusquau crime et le thème de lamitié qui mène à la tendresse et à la douceur de la vie ? Sur tout cet immense espace, lunanimisme et la mystique de la société tendent à explorer de nouveaux chemins capables de rassembler les hommes éblouis mais ébranlés par les bouleversements du monde moderne. À travers le catholicisme ou la franc-maçonnerie, à travers le socialisme ou le radical-socialisme, à travers les sociétés secrètes du capitalisme ou du marxisme, cest ce que Jules Romains appelle, dun beau nom, la recherche dune Église. Lamitié entre les hommes y joue un rôle essentiel.
Parce que nous vivons dans un monde dominé déjà par lexistence collective, par la technique, par la quantité, et pourtant toujours à la recherche de la qualité et de la chaleur des valeurs humaines, lamitié est une des clés de la littérature du deuxième tiers du XXe siècle. Ce serait un beau travail, pour ne rien dire dun Faulkner, dun Hemingway, dun Steinbeck, détudier lamitié chez des écrivains aussi différents que Marcel Pagnol, Joseph Kessel, Antoine de Saint-Exupéry, Paul Morand, Roger Nimier, Antoine Blondin, Kléber Haedens, tant dautres encore et, naturellement, Jules Romains. Le titre qui simpose ici, cest celui qui a le plus fait, peut-être, avec Knock, pour la popularité de Romains, cest Les Copains, chef-duvre immortel où convergent la littérature et la vie et qui chante, à la façon dun Homère populaire, rigolard et savant, lamitié des Sept devant Ambert et Issoire
Ici encore, je ne détesterais pas faire retentir ces voûtes un peu trop solennelles de lallocution en latin de cuisine mi-macaronique, mi-cicéronien qui accueille Bénin, transfiguré en conseiller du Tsar à la cour de Russie, sur les quais de la gare de Nevers :
« Merdam ! Merdam ! » hurla Bénin exaspéré.
« Salut ! Salut ! » cria le traducteur.
« Utinam aves super caput tuum cacent !
« Que les oiseaux du ciel répandent leur bénédiction sur votre tête ! »
Bénin se tut. Broudier fit un signe. Et la fanfare attaqua lhymne russe qui se défendit bien.
Ou encore de la scène impérissable où, pour mesurer la capacité dun pichet de grès, Bénin propose successivement den verser le contenu dans un verre de lampe à gaz, modèle 8, de la marque des Trois Marteaux, puis dans son propre estomac, dont la capacité, avant toute sensation très distincte de réplétion, est de deux litres exactement. Ou du fameux dialogue autour de la façade en rond de la mairie dAmbert :
« À peine eut-il marché quelques pas quil tomba sur deux hommes dont lun disait:
« Lemploi de ces vastes motifs circulaires trahit une influence byzantine.»
et dont lautre répondait :
« Je crois que nous serions arrivés plus vite en tournant par la droite. »
Ou enfin du rut dAmbert et de ses robustes grossièretés, ou de la destruction dIssoire autour dun des copains qui, tout nu sur son cheval de bronze, figure le Vercingétorix de la place Sainte-Ursule. Le temps nous manque, hélas ! et je ne peux quinvoquer ici, mais avec beaucoup de dévotion, le dieu unique en sept noms, à jamais immortels : Omer, Lamendin, Broudier, Martin, Huchon, Lesueur et Bénin, qui, gorgé de Saint-Émilion, de Barsac, de Saint-Péray et de casse-pattes, finissait par rire si fort quil en bavait dans sa coupe.
À travers ces farces énormes et ces conspirations ravageuses doù naît le dieu nouveau de lallégresse unanime, lamitié, pour Jules Romains, nest pas une chance accidentelle, un hasard, une anecdote sentimentale. Cest un noyau de collectivité élémentaire à mi-chemin entre la communauté sociale et la communion religieuse. Elle est la source dun bonheur cosmique et presque mystique quillustrent les relations dun Jallez et dun Jerphanion, les ondes de sympathie qui sélargissent autour du souvenir du disparu dans Mort de quelquun, et peut-être plus encore la célèbre promenade à bicyclette de Bénin et Broudier, aussi assurée de limmortalité que la partie de cartes de Marius et où monte, dans la bouche de Bénin, le chant profond de lamitié partagée : « Tu ne te souviens pas, dit Bénin, dautres fois pareilles à celle-ci ? Je repense soudain au point culminant dune balade énorme que nous fîmes lautre année. Je nous revois tous les deux, traînant côte à côte, vers les deux heures de laprès-midi, et arrivant à un carrefour (
) Je me rappelle, mon vieux Broudier, que tu as dit : « Je suis heureux (
) Nous ne demandions plus rien, nous nespérions plus rien. Et notre bonheur était dans un équilibre tel que rien ne pouvait le culbuter (
) Ny aurait-il eu que cela dans ma vie, que je ne la jugerais ni sans but, ni même périssable. Et ny aurait-il que cela, à cette heure, dans le monde, que je ne jugerais le monde ni sans bonté, ni sans Dieu. »
Ainsi, par le secret, par lamitié surtout, lindividu est dépassé en direction de quelque chose qui le comprend et le dilate. Deux amis, dans une grande ville comme dans un désert, constituent déjà la mince, mais puissante amorce dune collectivité et dun groupe. « Car trois copains, écrit Romains, qui savancent sur une ligne nont besoin de personne, ni de la nature ni des dieux. » Et, dans cette même direction de lamitié, mais encore un peu au-delà, comment ne pas éprouver quil est un autre sentiment pour transfigurer la nature et approcher le divin ? Cest lamour, naturellement toutes les formes de lamour, depuis lamour filial jusquà lamour charnel. Il y a une scène bouleversante dans un des volumes des Hommes de Bonne Volonté : celle où Mme Bastide décide dacheter des souliers jaunes à son fils Louis. Tout à coup, le petit Louis se met à calculer en silence le prix de ces souliers par rapport au salaire de son père et il nexprime pas tout à fait son idée, mais sa mère la devine : « Elle fut saisie tout à coup, atteinte au cur par la pensée qui tourmentait son enfant. Elle fit un grand effort pour empêcher ses propres larmes de venir. Penchée sur lui, caressant ses cheveux, son béret, elle lui dit, sur un ton deffusion sourde : « Mon petit garçon ! mon pauvre petit garçon ! mon petit Louis chéri ! » À côté de ces scènes pleines démotion et de tendresse, lamour le plus physique et souvent le plus brutal nest pas absent non plus de luvre de Jules Romains. Plusieurs se sont étonnés, et parfois indignés, de la place tenue par la présence physique et lérotisme dans luvre de Jules Romains, du Voyage des amants à Lucienne ou à Quant le navire
, du Dieu des corps au Tapis magique. Percevez-vous, au contraire, la nécessité de la démarche ? Lérotisme et lamour, au même titre que lamitié, sont des éléments essentiels dune vision unanimiste du monde parce quils arrachent lindividu à sa solitude élémentaire pour lentraîner, à travers le vice ou la tendresse, vers une multiplicité de points de vue qui sharmonisent et sunissent dans lallégresse, dans lextase, dans la passion.
Sil fallait résumer dun mot tout ce que nous venons de dire du secret, de la conspiration, de lamitié, de lamour, de la lutte contre léparpillement individuel, jemprunterais à Jallez le mot allemand de zusammenerlebt, qui pourrait se traduire, jimagine, par le vécu ensemble ou peut-être plutôt, aujourdhui, par la convivialité, mais avec quelque chose à la fois de plus tourné vers le souvenir et de plus mélancolique, et pourtant aussi de plus allègre, presque de plus lyrique. À un détour des Hommes de Bonne Volonté, à côté des aventures à grande orchestration des Jallez et des Jerphanion, apparaissent deux amis un peu obscurs du nom de Tellière et Gentilcur. Ils mènent, aux yeux de Jallez, une vie inimitable, toute faite de zusammenerlebt et de lyrisme dionysiaque « non pas le grand dionysiaque à la Nietzsche
le « Sei getrunken » de Zarathustra, non ; plutôt un dionysiaque léger, cursif, avec une participation constante de lintelligence et de lironie. Rabelais, le Voltaire de Zadig et de Candide, le France de Jérôme Coignard sont passés par là. » Cette ironie lyrique de leur vie inimitable permet à Tellière et Gentilcur de se rencontrer avec les déchaînements des copains pour nous introduire au dernier des trois thèmes que nous avions annoncés : la farce et le canular.
Le troisième thème de Jules Romains et sans doute le plus célèbre se situe au confluent des deux premiers : le canular entretient des liens très intimes à la fois avec le secret et avec lamitié. Il nous a été impossible dévoquer Les Copains sans parler déjà du même coup de leur sagesse facétieuse, car tout canular est dabord amitié, comme toute amitié est dabord un secret. Il ny a pas de canular solitaire, il ny a pas de canular sans conspiration. La blague, la mystification sont, par hypothèse, des uvres collectives et mystérieuses dont lÉcole normale de la rue dUlm a pu donner lidée à Romains mais quil a su marquer de son empreinte et porter à des dimensions grandioses qui atteignent parfois au mythe. Il suffit de citer ici, pêle-mêle, Knock, Volpone, Donogoo, M. Le Trouhadec saisi par la débauche, et encore Les Copains, pour sentir aussitôt, à la fois, la signification sociale du canular et tout ce quil suppose de complicité et de camaraderie. Sans vie collective, pas de canular, sans société, pas de canular, et pas de canular non plus sans ce goût du bonheur que chantaient les copains.
Il faudrait, ici encore, pouvoir sarrêter longuement sur le génie comique de Jules Romains. Ce génie senracine naturellement dans la tradition la plus classique et il ne serait pas très difficile de trouver les origines de Knock dans Le Malade imaginaire ou dans Monsieur de Pourceaugnac :
« M. de Pourceaugnac : Quest-ce donc que cette affaire ? Et que me voulez-vous ?
Premier médecin : Vous guérir selon lordre qui nous a été donné.
M. de Pourceaugnac : Me guérir ?
Premier médecin : Oui.
M. de Pourceaugnac : Parbleu ! Je ne suis pas malade.
Premier médecin : Mauvais signe lorsquun malade ne sent pas son mal.
M. de Pourceaugnac : Je vous dis que je me porte bien.
Premier médecin : Nous savons mieux que vous comment vous vous portez et nous sommes médecins qui voyons clair dans votre constitution. »
Ny a-t-il pas déjà là, tout entière, la source de la formule fameuse : « Les gens bien portants sont des malades qui signorent » ? Mais prenons-y garde : Malgré des intuitions géniales et qui font mouche « Tomber malade, vieille notion qui ne tient plus devant les données de la science actuelle » , Knock nest quaccidentellement une charge contre la médecine : cest bien plutôt une réflexion poétique et farceuse sur le rôle de limposture et sur la condition de lhumanité. Après sêtre adonné quelque temps au commerce des arachides cest-à-dire des cacahouètes Knock hésite, il faut le noter, entre le sacerdoce, la politique, les finances et la médecine. Et lorsquil résume sa théorie médicale, il la caractérise dun mot révélateur : « Théorie profondément moderne, réfléchissez-y, et toute proche parente de ladmirable idée de la nation armée, qui fait la force de nos États. » Ce nest pas à une prospection médicale que sattache dabord Knock, cest à une enquête sociale. Il sagit moins de savoir qui est malade que de savoir qui peut croire et qui est capable de payer. Et la force de Knock est dêtre mieux renseigné que le fisc : « Alors que je dénombre 1 502 revenus supérieurs à 12 000 francs, le contrôleur de limpôt en compte 17. Le plus gros revenu de sa liste est de 20 000. Le plus gros de la mienne est de 120 000. Nous ne concordons jamais. Il faut réfléchir que lui travaille pour lÉtat. » Bien au-delà de la médecine, se révèlent les vraies dimensions de Knock aussi bien que de Volpone ou de Donogoo : des dimensions sociales où, à travers les ruses du secret, lallégresse de lamitié ou le comique de limposture, se déploient toutes les forces irrésistibles de la conspiration unanimiste. Il y a une petite phrase écrite, dès 1910, dans le Manuel de Déification qui éclaire dune lumière aveuglante tous les développements futurs de Knock, de Donogoo, de M. Le Trouhadec, des Copains, et peut-être des Hommes de Bonne Volonté : « Si tu doutes de lunanime, crée-le. » Né de la raison et de la foule, le dieu de Jules Romains se révèle alors, par un retournement prodigieux, nêtre plus le père, mais le fils des hommes. Voilà, je crois, une des sources majeures des aventures des copains dans les sous-préfectures du Puy-de-Dôme, de létat de siège médical de la petite ville de Knock où deux cent cinquante thermomètres entrent, si jose dire, en batterie à la même minute et de la fondation au milieu du désert, par des commerçants exténués métamorphosés en pionniers, de cette cité mythique de Donogoo Tonka qui navait jamais existé que dans limagination de M. Le Trouhadec en train de caresser avec imprudence un des rêves les plus fous de lhumanité souffrante : entrer à lInstitut.
Il est aisé de comprendre que ce mélange très moderne de secret, de fête et de mystification ait permis au très grand public de sinitier sans trop de peine à la théorie assez abstraite de lunanimisme et de se passionner pour elle. Voyez-vous comment se présente sous les masques les plus vifs et les plus comiques une doctrine à la fois rationnelle et mystique de la société, en vérité très austère ? Bénin et Broudier, les Saint-Papoul et le chien Macaire font passer quelque chose qui nest pas si éloigné de Durkheim et de Lévy-Bruhl. Le sociologue, le poète, le savant, le philosophe se dissimulent, chez Jules Romains, derrière le farceur et sa sagesse facétieuse.
Tout un secteur de la pensée de Jules Romains a dailleurs été victime de ce triomphe du canular. Chacun sait que Romains a consacré une partie de sa vie à des travaux scientifiques dont les recherches du Dr Viaur dans les Hommes de Bonne Volonté sont le reflet et lécho. Or beaucoup de bons esprits ont rangé les expériences de Louis Farigoule sur la vision extra-rétinienne et le sens paroptique parmi les mystifications auxquelles Knock, Le Trouhadec, les copains et Jules Romains avaient attaché leurs noms. Il est presque superflu de souligner au contraire le sérieux des préoccupations scientifiques de Louis Farigoule. Mais de même que ses triomphes au théâtre et dans le roman ont un peu rejeté dans lombre la poésie de lauteur du Petit traité de versification ou de La Vie unanime, de même le canular a marqué de son empreinte la totalité de luvre de Jules Romains.
On a pu parler de la pensée de Jules Romains comme dune mystification transcendantale. La formule mériterait sans doute dêtre discutée ; elle rend pourtant assez bien compte de toutes les forces innombrables de la vie collective qui se déchaînent à travers luvre, mettant les villes en émoi comme dans Les Copains, précipitant dans leur lit des populations entières comme dans Knock, faisant surgir du néant ces cités imaginaires comme dans Donogoo. Mais noublions pas, en même temps, que le mot mystification, qui nest pas sans liens avec mystère, est assez proche aussi de mystique. Nous sommes évidemment toujours très près de la complicité secrète au sein de lunanime et je soutiendrais volontiers que nous ne sommes jamais beaucoup éloignés dune certaine forme desprit religieux jusque dans la conception laïque de la société, jusque dans lamour charnel du corps humain. Vous souvenez-vous, tout au début de notre itinéraire, de la rue dAmsterdam en octobre 1903 ? LArmée dans la Ville, Mort de quelquun, Le Vin blanc de la Villette, Les Copains, Donogoo Tonka, Knock, tout limmense massif des Hommes de Bonne Volonté sortent, je crois, en droite ligne, de la communion unanime de la rue dAmsterdam.
Jai pleinement conscience, Messieurs, de navoir réussi quà effleurer à peine lunivers de Jules Romains. Que de personnages, que de confidences, que douvrages entiers dont je nai pas dit un seul mot ! Quoi ? Rien sur Europe, sur Le Dictateur, sur Musse, sur LHomme blanc, sur Bertrand de Ganges ! Mais comment énumérer tant de figures et tant de thèmes qui font de ce monde imaginaire de Romains un des plus réels et des plus riches de notre littérature ? Jai seulement cherché à montrer comment, à travers quelques-unes des lignes de pensée les plus fortes et les plus neuves de la vie moderne la mystification, lamitié, le secret, la grande ville, lexistence collective, la communion sociale, Jules Romains a réussi, par un effort gigantesque, plein de puissance, démotion et de drôlerie, à faire entrer, pour la première fois, dans lhistoire de nos lettres toute la poésie du groupe humain.
Il faut pourtant ajouter, pour être sincère et complet, que, vers la fin de sa vie, Jules Romains sinterrogeait sur cette montée des masses et cette révolution de lunanime dont il avait été le prophète. Dès 1946, dans son discours de réception à lAcadémie française où les circonstances, souvent cruelles, de lhistoire lempêchaient de citer le nom de lauteur, égaré dans la politique, de LEnfance, de LAmitié et de Pensées dans laction, Romains dénonçait avec force les ravages de ce quil appelait la maladie des multitudes. Lapôtre de lhumanisme social et progressiste des Hommes de Bonne Volonté sécriait, contre Hegel : « Il ne suffira pas quun jour lavenir devienne réel pour quil ait raison », et, défenseur de la lucidité et de la liberté, de la résistance à loppression et du rejet du conformisme, il allait jusquà appeler de ses vux une « divine insurrection de lâme contre les idoles ». En 1964, dans Ai-je fait ce que jai voulu ?, il revenait sur ce problème évidemment capital : « Je dois ajouter, écrivait-il, pour être pleinement honnête, que lexpérience dentre les deux guerres, en confirmant limportance que jattachais à la psychologie de lunanime, ma fait réfléchir sur limprudence quil y avait à diviniser lunanime en soi. Nous avons assisté aux pires orages de la psyché collective, à ce que jai appelé depuis la maladie des multitudes. Un terrible unanimisme de fait a ravagé lhistoire contemporaine. Nietzsche, sil était resté vivant, aurait eu le droit de sindigner quand les dictateurs se déclaraient ses disciples bien quun aspect de sa pensée fût utilisable pour leur propagande. De même, dans des proportions modestes, jai le droit de répudier lunanimisme des régimes totalitaires, sans nier quil soit une perversion diabolique de lunanimisme originel. » Ainsi se précise sous nos yeux cette image de Jules Romains que je nai pu quesquisser : à lacceptation ardente de la foule, des masses, de la grande ville tentaculaire, de lavenir qui se prépare, à la création, dans lenthousiasme, de cet unanimisme qui est la revanche des temps modernes contre léparpillement individualiste né de la grande révolution bourgeoise de 1789, répondent et font contre-poids les exigences de la lutte contre les idoles au nom de la personne humaine et de la liberté. Et tous ces éléments parfois opposés, seuls un lien damour et de raison peut les rassembler et les unir : il sappelle Bonne Volonté.
Jules Romains parle quelque part, à propos de Hugo, de Balzac, de Wagner, « des dimensions imposantes de leur uvre » et « de la diversité des biais quelle se donne pour atteindre le public ». Et il accorde beaucoup de chances aux génies dune telle ampleur dêtre reconnus de leur vivant. Cest bien là, Messieurs, depuis déjà longtemps et pour encore longtemps, le destin de lauteur, désormais classique, des Hommes de Bonne Volonté. La diversité et pourtant aussi lunité règne sur cette carrière et sur cette vie. Cest à propos du même homme quil est permis de parler de Molière, de Balzac, de Zola. Cest le même homme qui a écrit Knock et Prélude à Verdun, le Manuel de Déification et Les Copains. Cest le même homme qui a inventé lunanime et qui sest amusé des exploitations de la crédulité publique, qui a fait naître un dieu moderne et qui a ébranlé les fondements de la morale, de la société et du Puy-de-Dôme, qui a introduit les masses dans la littérature française et qui na jamais cessé de lutter pour les droits de lindividu, qui a tant aimé Paris et qui, mieux que personne, a célébré lEurope. Ami de Verhaeren, dApollinaire, de Max Jacob, de Valéry, de tant dautres, il a sans doute, au moins indirectement, inspiré à Martin du Gard la fin de son cycle des Thibault et il a, avant Gide et Les Caves du Vatican, inventé lActe pur, lArbitraire pur et le mot y est lActe gratuit. Il a dénoncé le sérieux et le sacré et il en a fait des objets de plaisirs et les pièces dun jeu. Et puis il a chanté «deux ou trois choses divines» dont il sétait établi le garant et le gardien. Et entre toutes ces perspectives si riches et si variées, il ny a pas contradiction : il y a continuité. Ce que jaurais voulu montrer dans cet hommage, qui ne sera certes pas le dernier, cest quun fil unique court à travers cette uvre inépuisable, toute faite de goût du bonheur et damour pour les hommes. À travers lépique ou le comique, le romanesque ou le lyrique, cest cette unité dans la diversité qui fait, je crois, la grandeur de Jules Romains.
« Si quelquun meurt de ceux que vous aimez, écrivait Jules Romains dans son Manuel de Déification, ne dites pas : « Je le retrouverai un jour ; il est impossible que tout finisse ainsi et que nous soyons séparés à jamais. » Mais travaillez à ce quil survive. Parfois vous vous sentirez pleinement au pouvoir des dieux, et traversé par leur torrent. Ramenez votre mort et abreuvez-le. » Où pourrais-je donc, Messieurs, me sentir plus pleinement au pouvoir des dieux évoqués par Jules Romains que dans cette illustre enceinte où vous entourent et vous inspirent tant dexemples immortels de noblesse et de beauté ? Jy ai ramené la grande ombre que nous célébrons aujourdhui et, de mes mains malhabiles, je lai abreuvée du seul nectar et de la seule ambroisie que les vivants peuvent offrir aux morts : la fidélité de lamour et dune admiration qui ne périt pas. Car il y a quelque chose de plus fort que la mort : cest la présence des absents dans la mémoire des vivants et la transmission, à ceux qui ne sont pas encore, du nom, de la gloire, de la puissance et de lallégresse de ceux qui ne sont plus, mais qui vivent à jamais dans lesprit et dans le cur de ceux qui se souviennent.